Jean-Marc Leone
Allant visiter il y a quelque temps une petite
exposition de peinture nichée à Herblay (95), d’un peintre apparemment inconnu, je ne m’attendais pas à grand-chose comme souvent
dans ces cas-là. Or dès les premiers coups d’œil sur les œuvres exposées, je
fus frappé par quelque chose qui émanait des tableaux, et aussi par une unité
d’ensemble, bref par un « niveau artistique » que je détectai
aussitôt comme haut placé. Jamais à vrai dire je n’avais eu telle impression en
découvrant, dans une exposition de hasard, les œuvres d’un artiste. Le peintre,
Jean-Marc Leone, était
présent : je lui posai quelques questions. Étonné par le fossé entre la
qualité des oeuvres et l’apparente absence de réputation du peintre, j’eus
l’idée de mettre en ligne une petite interview, qui s’est faite par échange de
mails, question après question (1).
(1) La même impulsion m’avait
fait mettre en ligne un billet sur mon restaurant
fétiche à Paris, scandaleusement méconnu par rapport à d’autres de qualité
inférieure mais très attentifs à leur marketing.
1. Il se dégage de vos peintures quelque
chose comme une sérénité, un calme, une grande harmonie : est-ce un but
recherché ?
Jean-Marc Leone : Oui je cherche avant tout l’unité
dans un tableau, qu’il se dégage de lui un sentiment de plénitude, dans le sens
qu’il se suffit à lui-même, que cela soit par la forme, par ses couleurs, ou sa
structure. Il est important pour moi qu’un tableau me fasse avant tout du bien,
qu’il soit source de voyage et de rêve. Je suis heureux que vous ayez senti
cela à travers cette exposition, car c’est en soi le but recherché, même si
chaque tableau est autonome par son motif, ou son sujet, j’aime construire une
exposition comme formant un tout, permettant au spectateur de ressentir le tout
comme une seule entité.
2. Attendez-vous d’être dans un certain
état intérieur pour vous mettre à peindre ?
Jean-Marc Leone : Non ! Je ne cherche aucun
état particulier, bien au contraire juste l’état du plaisir, et de la
simplicité, pour se dégager de toute attente volontariste, afin de se laisser
conduire par le sentiment du moment. Il est d’ailleurs très jouissif de voir
quelquefois un tableau se faire de lui-même, ce sont des moments très
précieux, et cela relativise grandement notre action personnelle. L’art nous
donne de temps en temps l’accès à un sentiment plus vaste. Il n’est pas rare d’ailleurs
de rencontrer ce genre de ressenti dans d’autres formes artistiques. En musique on peut aussi rencontrer ce sentiment
similaire, on se sent tout simplement porté par la phrase musicale, il faut
juste - et ce n’est pas si simple - se laisser faire… Ce qui n’exclut pas, bien
au contraire, d’avoir au préalable construit une idée bien précise, de ce que
l’on veut peindre ou jouer.
Pour répondre complètement à votre question, il m’arrive de
ressentir le besoin de peindre, sans parler vraiment d’urgence mais une vive
envie de faire, de créer, que cela se fasse, alors je laisse tomber toute autre
activité, et je me mets à travailler, jusqu’à que ce désir soit satisfait. Le
tableau est fait, et me laisse tranquille. C’est aussi très agréable de
ressentir cet état presque d’urgence, on se sent appelé par le tableau, il veut
sortir, alors je lui donne tout le temps nécessaire pour ce drôle d’accouchement,
parfois lent et douloureux, d’autres fois rapide et joyeux. Rien n’est
jamais identique, ce qui fait la richesse de ce travail. S’installe alors un
dialogue à deux le tableau et moi, et c’est lui qui mène la danse.
3. Vous vous laissez apparemment guider
par un « instinct » ou une sensibilité déjà expérimentés ou affinés dans
votre travail de musicien, vous dites aussi que le tableau parfois « se
fait de lui-même ». Pourtant il se dégage indubitablement quelques
chose de vos tableaux, et que l’on peut retrouver d’un tableau à l’autre
(« sérénité et harmonie » pour résumer), comme si chaque tableau était
« imprégné » de quelque chose que le spectateur pourrait ensuite
« capter ». Êtes-vous conscient d’un tel phénomène ? Ces
« harmonie et sérénité » viennent-elles de vous, ou peut-être
n’êtes-vous qu’un « transmetteur » de « quelque chose » que
vous auriez, peut-être à votre insu (car vous dites ne pas rechercher
d’état intérieur spécifique pour peindre), capté ou canalisé ?
Jean-Marc Leone : Il est difficile de dire que
cela vient de notre état intérieur, pour ma part je ne suis ni serein ni
harmonieux, par contre dire que je le recherche, et que j’essaye par mon
quotidien d’être humain, d’y tendre, oui cela j’y souscris, et ce désir profond
peut effectivement se faire ressentir dans ces peintures. Il est évident que l’on
ne peut pas peindre ce qui ne vient pas de soi, mais on peut peindre un désir,
une envie, sans forcément encore l’incarner en tant qu’homme. Je crois que la
peinture a sa propre musique, il m’est impossible d’écouter ou de jouer une
musique qui ne soit pas reliée à l’harmonie, à une structure qui permet à l’auditeur
ou au spectateur de ressentir en lui une détente profonde. J’aime croire que la
peinture ou la musique nous aide à nous ouvrir à plus vaste, sans parler de transcendance,
mais juste à ouvrir ce qui ne nous était pas accessible auparavant, à nous
rendre tout simplement plus sensible à notre humanité. Un art humain, l’homme a
un cœur immense, mais malheureusement souvent bien fermé. Je ne peins que ce
que je veux voir, j’aime à croire que la peinture nous ramène à notre
profondeur intrinsèque ; qu’elle nous procure pour un bref instant une
intemporalité. Toute personne est unique, il a son propre ADN, et pourtant, il
est évident qu’un phénomène est à l’œuvre, l’homme tend à l’harmonie, c’est une
nécessité. Il ne s’y prend pas toujours de la meilleure manière qui soit, mais
dans sa profondeur, il y est appelé. Une forme artistique dirigée dans ce sens
fait résonner en chacun de nous ce besoin d’être en paix.
4. À votre exposition vous m’aviez
expliqué être musicien (violoncelliste), et vous être mis à la peinture
relativement récemment (ce qui m’a étonné vu l’impression d’aboutissement et de
maîtrise, et aussi de grande cohérence, qui se dégage de vos œuvres). Mais à
l’école maternelle au moins vous aviez déjà pratiqué la peinture :
avez-vous parfois dessiné ou peint entre temps ? Comment s’est fait,
qu’est-ce qui a déterminé le passage à une activité régulière de peintre ?
Jean-Marc Leone : Depuis tout petit, il y a eu
un appétit pour diverses formes artistiques, peinture, théâtre, musique. La vie
a fait que la musique devienne mon activité professionnelle, mais la peinture
et le théâtre n’ont jamais été très éloignés de moi, et quand le moment fut
venu, je me suis mis à la peinture.
On peut dire que cela a été une longue gestation, des
rencontres aussi, avec des peintres du passé, des lectures. J'ai toujours été
passionné par la vie des artistes, leur parcours, leurs questionnements, leurs
croyances, ce que la vie leur avait fait découvrir, quel sens ils avaient donné
à leur travail. Je me suis nourri de tout cela, à voir leur travail, et à les
lire.
Je pense que quand un travail est sincère, et pas seulement
le fruit d’une névrose, il est porteur pour celui qui le regarde. Je crois
beaucoup à cela, à l’énergie d’un tableau, c’est une manière très subtile de
sentir et de se sentir connecté à d’autres mondes. Pour moi, l’art est un
véhicule du vivant, et j’aime me projeter dans des mondes qui ne sont pas miens
mais qui peuvent avoir des rapprochements certains. Le plus touchant est de
sentir dans les grands créateurs la foi qui les habite, ce besoin vital de
créer, plus rien ne compte pour eux que cela. Et c’est une nourriture pour moi
dont je ne me lasse pas.
Je crois beaucoup au processus de maturation, et je crois
que mon désir de peindre est le fruit de ce processus. Il m'a fallu tout ce
temps pour commencer à peindre. J’avais déjà commencé il y a une quinzaine
d’années, ce fut une première initiation heureuse, sentir le pinceau sur la
toile, son bruit, l’odeur des peintures, le touché des couleurs. Pour moi
l’acte de peindre est, et doit être sensuel, comme l’est d'ailleurs mon rapport
à la musique. Je vois en l’art la possibilité donnée à l’homme de s’ouvrir à
ses sens. .
Donc après une première période, j'ai laissé reposer pendant
une dizaine d’années la peinture, jusqu’à que cela devienne pour moi une envie
d’exprimer tout comme cela l’est en musique, et non un désir de me croire ou de me
sentir peintre.
5. Comment s’est « construite »
votre manière de peindre, y compris techniquement ? Comment se fait-il que
vous peigniez de telle façon, avec tels matériaux ou couleurs, et pas tels
autres ? Avez-vous tâtonné avant d’arriver à ce qui vu de l’extérieur
semble être un « style abouti » ? Votre
apparente maîtrise de vos moyens, techniques et expressifs, s’est-elle
construite progressivement à partir du moment où vous vous êtes remis à la
peinture il y a quelques années ?
Jean-Marc Léone : J’ai toujours aimé le rapport physique avec la
peinture, avec la matière. Pour moi c’est un besoin de ressentir le pastel ou
la peinture sous mes doigts. J’aime établir avec eux un lien direct avec le
papier ou la toile.
J'ai commencé par travailler le noir, le gris, le blanc,
pour y chercher avant tout une profondeur, un espace qui permette au spectateur
de se laisser plonger dans un inconnu. Le noir quand il est travaillé avec d’autres
couleurs permet des possibilités infinies, que cela soit par le figuratif, l’abstrait,
ou les deux conjugués. Je sens avant tout une grande liberté quand je peins, je
me laisse aller à chercher, à essayer toute sorte de choses avec la peinture ou
le pastel. Ce n’est pas un tâtonnement, mais plutôt un immense champ de découvertes.
J’essaye toujours d’être surpris par tel ou telle recherche, et qu’elle soit
toujours motivée par une envie de beauté, ou d’unité. En dehors de mes doigts,
j’utilise bien sûr d'autres matériaux, pinceau, couteau, éponges, grattoir,
coton, sel, sucre, eau, lait, huile. J’aime que cela soit ludique, d’ailleurs
comme au théâtre j’aime jouer comme un enfant, eh bien dans la peinture, j’aime
jouer à mélanger, à combiner différents éléments entre eux, ensuite je me
laisse conduire.
Après une première exposition autour du noir, et de ses
déclinaisons « au gré des ondes », je me suis lancé avec
passion dans la couleur, toujours en travaillant avec la même technique, j’ai
ajouté aux pastels, de la peinture à l’huile, ce qui a donné au tableau une profondeur
que j’avais dans les toiles plus sombres, mais que je n’arrivais pas à
retrouver dans ce nouveau travail autour de la couleur. Après avoir obtenu ce
que je cherchais avec ce nouveau
procédé, j'ai senti la nécessité d’y ajouter du relief, en travaillant
le pastel comme de la glaise, pour donner au sujet, un contour et un relief
plus vivant.
Oui, tout se construit progressivement. Mais sans une pensée,
sans un travail sur ce que l’on veut voir, il ne pourrait pas y avoir grand-chose.
Je crois que tout se prépare en amont, après des périodes intenses de travail,
de création. Je laisse le tout se reposer, pour continuer à me nourrir. Des
périodes qui peuvent durer plusieurs semaines ou mois, pour continuer à peindre
par besoin, et non pas par nécessité, afin que le désir reste vif, et neuf. Sans
ces périodes de gestation, où finalement tout se fait, il ne pourrait y avoir
d’évolution. Elles sont nécessaires pour nous permettre d’aller encore plus
loin dans la recherche de l’expressivité.